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L’épopée des D35 : le circuit lémanique high-tech

par Vincent Gillioz

Le Décision 35 a été l’un des bateaux les plus emblématiques des deux dernières décennies sur le Léman. Le catamaran surnommé « seigneur du lac » a tenu le devant de la scène durant son règne de 2004 à 2019. Il a accueilli les meilleurs marins du monde et a servi de tremplin à toute une génération de régatiers.

Texte : VINCENT GILLIOZ

La première commande des Décision 35 a été signée sur un set de table à l’été 2003, au terme d’une séance de propriétaires en mal de bateaux. La faute à un coup de vent qui avait décimé la flotte lors du Bol d’Or. Les acteurs du multicoque lémanique ont alors eu le choix entre : partir chacun de leur côté avec de dispendieuses études et constructions pour tenter de mettre fin à l’hégémonie schumacherienne du seul survivant de la classe, Alinghi 41 ; ou bien monter un projet commun aux coûts maîtrisés. Ils ont choisi la seconde option et exploité une idée qui avait déjà germé dans les cabinets d’architectes. Nicolas Grange, président de l’association à l’origine du projet, conserve toujours avec soin la relique de la classe ; un morceau de papier paraphé des huit acquéreurs des nouveaux multicoques.

Moins de dix mois après la commande, Décision SA livrait huit bateaux strictement identiques, par hélicoptère sur le lac, au large de Vevey. Un projet qui consacrait définitivement le chantier de Corsier-sur-Vevey. Le design team piloté par le très en vue Sébastien Schmidt du bureau du même nom, était composé de Damien Cardenoso, Bertrand Cardis, Christian Favre, Jean-Marie Fragnière, Gérard Gautier, Rémi Laval-Jeantet et Steve Wasem, et réalisait également une performance.

Les pionniers

Alinghi, Bedat&Co, Ferrier Lullin, Zen Too, Zebra 5, Cadence, Zebra 7 ainsi que Gonet et Cie étaient les premiers concurrents du Challenge Ferrier Lullin, qui comptait cinq épreuves entre juin et septembre. Les Formule 1 du lac se sont confron- tées pour la première fois de leur existence lors de la 40e édition de la classique du Yacht-Club de Genève. Loïck Peyron, recruté par Fred Amar sur Zebra 7, et arrivé la veille de la course pour prendre en mains le bateau, a tout de suite montré de quel bois il se chauffait. Le skipper baulois, alors responsable du Team France, s’est imposé d’une minute sur son poursuivant Ferrier Lullin mené par Philippe Cardis, et Alinghi barré par Ernesto Bertarelli. La semaine suivante, c’est l’autre bateau du Team Red, Zebra 5 barré par Etienne David, qui remportait le Bol d’Or, toujours devant Ferrier Lullin et Alinghi. L’entrée tonitruante de Fred Amar, homme d’affaires français non membre du sérail, n’est pas passée inaperçue chez les vieux briscards du Léman, presque bousculés dans leurs certitudes sur l’usage du multicoque sur un lac.

Loris von Siebenthal

Les Décision 35 ont ensuite vécu quelques soucis de jeunesse, avec plusieurs démâtages survenus après le Bol d’Or. L’ensemble des courses a cependant pu être disputé, après correction de quelques détails de construction. La saison s’est terminée au Beau Rivage Palace, incontournable rencontre de clôture des grands multicoques, pour sacrer Etienne David et sa jeune équipe du Centre d’Entraînement à la Régate. Non professionnels, les marins du CER, gonflés à bloc par quatre années de succès en Farr 30 sur le Tour de France à la Voile, ont démontré à cette occasion qu’une méthodologie d’entraînement rigoureusement appliquée était seule garante d’un résultat sportif. Cette première victoire n’a pas manqué d’inquiéter les équipes professionnelles, et de rassurer les amateurs, qui ont compris que la performance était à leur portée.

La deuxième saison a été marquée par un calendrier largement plus fourni avec neuf rencontres. Loïck Peyron rejoint Okalys, et Russell Coutts vient en renfort des Toubibs sur Gonet et Cie. Son arrivée n’est pas du goût de tout le monde, car le quadruple vainqueur de l’America’s Cup est en plein conflit juridique avec Ernesto Bertarelli. Fred Amar s’est retiré, SUI5 devient Axiom et SUI7 ne participe qu’à deux épreuves, le championnat se court essentiellement à sept bateaux. Au terme des neuf manches, Loïck Peyron remporte le Bol d’Or et la saison, devant Alinghi et Cadence de Jean-François Demole.

En 2006, le groupe Julius Baer rachète Ferrier Lullin et le championnat change de nom. SUI5 est racheté par Foncia, et Alain Gautier, qui s’était essayé discrètement au support l’année précédente, s’inscrit avec son équipage pour l’ensemble de la saison. Loïck Peyron continue à partager la barre d’Okalys avec Nicolas Grange, et Russell Coutts s’offre le Bol d’Or Mirabaud avec les Toubibs de Gonet et Cie. Alinghi démâte au retour de ce même Bol et perd l’occasion de le remporter définitivement une nouvelle fois. Le D35 est arrivé à l’âge adulte, « les régatiers sont mieux entraînés et plus professionnels qu’auparavant », relève Nicolas Grange dans une interview accordée à la Tribune de Genève. La dernière régate de la saison est disputée à Versoix, et Okalys s’impose devant Alinghi avec quatre points d’avance. Foncia complète le podium.

Loris von Siebenthal

Nouveaux bateaux, nouvelles équipes

Les trois premières saisons sont un succès, et l’engouement pour la classe ne cesse de croître. Bertrand Cardis enregistre deux nouvelles commandes. Dona Bertarelli se lance dans l’aventure avec un équipage exclusivement féminin sur son SUI10 fuchsia Ladycat. Et Christian Michel, entrepreneur suisse rejoint l’équipe avec SUI9 Smart Home.

Dona Bertarelli fait appel à Karine Fauconnier pour barrer son bateau et recruter une équipe parmi les meilleures régatières du moment. Christian Michel, pas véritablement navigateur, réalise un rêve de gosse et s’adjoint les compétences de Jean-Pierre Ziegert et Christophe Péclard pour démarrer son projet. Tanguy Cariou fait encore son apparition sur le circuit, comme tacticien d’Alinghi.

Le Bol d’Or Mirabaud, disputé une semaine avant les premières régates de l’America’s Cup de Valence, est remporté par Okalys. Alinghi, deuxième du Bol avec Christian Wahl à la barre, s’impose pour la première fois sur le championnat. Ladycat termine 7e ; et Smart Home, 9e.

Les D35 sont sur des rails, et les saisons se suivent, mais ne se ressemblent pas. En 2008, Banque Gonet et Cie jette l’éponge. Fred Moura prend la barre du SUI8 qui devient romandie.com. La classe interpelle toujours autant les régatiers du monde entier qui se pressent pour rejoindre le circuit. Frank Cammas remporte le Bol d’Or Mirabaud 2008 sur Zebra 7. Cette même année, pour la première fois, les « seigneurs du lac » sont inquiétés dans leur suprématie et la deuxième place du Bol est prise par le M2 Team Parmigiani mené par Michel Vaucher. Alinghi s’impose à nouveau au terme des huit épreuves de la saison, devant Foncia et Okalys. Les leaders de la flotte semblent désormais intouchables, mais ne découragent pas les nouveaux candidats. L’homme d’affaires vaudois Marco Simeoni commande un nouveau bateau pour Stève Ravussin, Veltigroup. Pascal Bidégorry acquiert également un nouveau bateau et rejoint le circuit avec son équipage pour préparer sa saison de records océaniques.

La flotte des D35 est portée à douze bateaux début 2009, un record pour une série de cette ampleur. Alinghi garde son leadership, de même que Okalys-Corum et Foncia, qui monopolisent le podium.

En 2010, le jeune Arnaud Psarofaghis, surnommé le petit prince de Corsier-Port remporte la Genève-Rolle-Genève, sa première régate en Décision 35, à bord d’Ylliam. Ladycat a renoncé à son équipage 100 % féminin, et a recruté Christian Wahl et Arnaud Gavairon. Un mercato payant, puisque Dona Bertarelli et son équipe rem- portent le Bol d’Or Mirabaud.

L’année suivante, SUI9 est racheté par Erik Maris, et rebaptisé Zoulou le temps d’une saison. Les équipages français font valoir tout leur potentiel, et mettent les Suisses derrière eux. Banque Populaire et Foncia occupent les deux premières marches du podium, devant Alinghi. « On a découvert cette série l’année dernière en toute modestie, confiait Pascal Bidégorry. Et de poursuivre : cette année, on a pris plus d’assurance, et Yvan Ravussin à bord. Sa connaissance parfaite du lac nous a beaucoup aidés. »

En 2011, le championnat devient le Vulcain Trophy. SUI9 ne prend pas part aux régates, et la flotte navigue à onze bateaux. Michel Desjoyeaux prend les commandes de Foncia et Paul Cayard reprend SUI12 racheté par Torbjörn Törnqvist et baptisé Artémis Racing. L’impulsion du multicoque sur l’America’s Cup motive ce choix. Le CER, qui renonce au Tour de France à la Voile, revient sur le circuit avec SUI7 et deux manches sont disputées en Méditerranée, le Grand Prix de Beaulieu-sur-Mer et d’Antibes, en fin de saison. Veltigroup remporte le Bol d’Or Mirabaud ; Foncia, le championnat.

L’autoroute vers la fin

L’équipe du CER, initiée par Jérôme Clerc et 5e en 2011, devient Realstone en 2012. Sur-nommés les Punks, les jeunes qui ont fait appel à Arnaud Psarofaghis pour compléter le team font fureur et bousculent toutes les idées reçues. Le bateau s’impose sur six des huit manches, dont le Bol d’Or Mirabaud. Pareille domination n’avait jamais été vécue.

Les Décision 35 vivent un séisme en 2013. Après neuf victoires consécutives au Bol d’Or, ils se font coiffer au poteau par le M1 Zenit Fresh. Les médias parlent alors d’une remise en question et de la nécessité d’évoluer pour les Décision 35. Mais Nicolas Grange, visionnaire, dédramatise : « Le D35 a encore une durée de vie de un à cinq ans. Il ne faut rien précipiter. Si on perd de temps en temps, ce n’est pas grave… » Christian Wahl, toujours engagé comme mercenaire sur d’autres bateaux, rejoint cette même année la série avec son propre projet sur SUI9. Éric Delay, homme d’affaires français et propriétaire d’un Psaros 40, monte une équipe avec Mathieu Richard sur Oryx alors que Pierre-Yves Firmenich engage Ylliam dans la course. Alex Schneiter se présente aussi avec Tilt. Côté classement, Alinghi renoue avec la victoire et s’impose en fin de saison sur la flotte qui compte onze concurrents.

Jan Eckert, qui a derrière lui une car- rière dans la voile olympique avec les JO de Barcelone 1992 en Flying Dutchman tente l’aventure avec le SUI8 Racing Django dès 2014. Alinghi reste maître de la série, Ladycat powered by Spindrift racing remporte le Bol d’Or Mirabaud et monte à nouveau sur le podium de la saison, avec sa nouvelle configuration.

En 2015, Team Tilt, équipe de jeunes talents impliqués dans des projets internationaux comme la Youth America’s Cup gagne le Bol d’Or Mirabaud et le D35 Trophy, qui se passe désormais de sponsor titre.

Dès 2016, la classe enregistre un déclin inexorable, même s’il reste dix inscrits. La saison est dominée par Ladycat powered by Spindrift racing, barré par le brillant Xavier Revil. L’année suivante, la série qui ne compte plus que huit bateaux voit quand même l’arrivée de Phaedo square de Lloyd Thornburg. Ylliam-Comptoir Immobilier, mené par Bertrand Demole, 6e en 2016, vient jouer les trouble-fête sur le podium. Avec Pierre Pennec comme manager et responsable de la performance, l’équipe majoritairement française signe une superbe progression, et termine trois années consécutives sur la deuxième marche du podium, juste derrière l’intouchable Alinghi. Le grand chelem échappe toutefois toujours au leader qui ne remporte jamais la totalité des manches du championnat.

L’histoire se répète presque les trois dernières saisons avec les deux premières places trustées par Alinghi et Ylliam – Comptoir Immobilier. La troisième passe par contre de Zen Too en 2017 et 2018 à Realteam Sailing qui signe une belle sortie sur le podium en 2019. Côté Bol d’Or Mirabaud, on notera la victoire de Mobimo en 2018. En 2019, la victoire du Bol ne revient pas aux Décision 35, et Ladycat powered by Spindrif racing, modifié et classé M1, remporte cette édition marquée par une tempête historique. Le bateau noir et or laisse derrière lui Bertrand Demole qui remporte quand même la victoire de la classe, une belle récompense pour son ultime saison.

L’épilogue de la saga des D35 s’est déroulé là où elle avait commencé, à la SNG, en septembre 2019. Un silence religieux a précédé la dernière régate du Grand Prix de clôture lorsque Nicolas Grange a adressé un message radio aux concurrents pour les remercier de leur engagement long de seize années.

L’histoire s’est achevée un peu comme un conte de fées, en beauté, par une journée ensoleillée d’automne, avec une belle suite à écrire.

Nicolas Grange a présidé l’association de propriétaires de D35 durant les seize années de règne du voilier.

Chiffres et résultats

Ces grands marins venus régater en D35

Photos : Brice Lechevalier


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